LES MARCHANDS AU XVIe Siècle
P. JEANNIN
Ed Seuil " Le Temps qui court " 1963
Broché , couverture illustrée
in 12 (12 x 17,7 cm.) 191 pages
Nombreuses illustrations en noir et blanc in et hors texte.
Ce petit livre de M. Pierre Jeannin x est, à bien des égards, remarquable. Dabord par sa présentation à la fois agréable et intelligente ; les illustrations sont variées, nettes, abondantes ; elles font revivre le xvi e siècle sous ses aspects les plus divers : travail dans les mines, physionomie des ports (Anvers ou Lisbonne), animation des marchés urbains (Lubeck), visages durs ou cupides des marchands et des changeurs, etc. Dautre part, douze pages de chronologies comparées (commerce, navigation et exploration, politique, vie intellectuelle et religion) terminent louvrage et sont dun usage très commode. Aux qualités de la présentation répondent celles du style, de la documentation et de la pensée.
M. Jeannin sexprime dans une langue claire et aisée où les formules bien frappées ne sont pas rares. Il a, en outre, des connaissances nombreuses et de la maîtrise.
Il était difficile denserrer en 180 petites pages un domaine aussi vaste et aussi complexe-: combien doublis • possibles ! Et le risque était grand de se laisser entraîner à des développements disproportionnés sur tel ou tel aspect du sujet : létude de M. Jeannin est une synthèse bien équilibrée.
Trois qualités majeures apparaissent, selon nous, dans ce livre :
une érudition étendue, le sens du détail concret et le souci des nuances. M. Jeannin connaît les ouvrages récents qui, depuis dix ans, ont considérablement enrichi notre connaissance du xvi e siècle, et notamment, pour citer ici quelques titres, celui de M. de Roover, Lévolution de la lettre de change et celui de M. Lapeyre, Une famille de marchands : les Ruiz, sans compter naturellement le livre de M. Fernand Braudel. Aussi bien, les exemples pris par lauteur se situent -ils aux quatre coins de lEurope du temps. On devine, en outre, derrière certains développements, les recherches personnelles de M. Jeannin, qui est un spécialiste du xvi e siècle baltique. Son livre se présente donc comme une mise au point très « à jour ». En second lieu, M. Jeannin a le sens du concret, quil sagisse dévoquer la figure de Jakob Fugger, « riche par la grâce de Dieu », les nombreux voyages de Lucas Rem, ou les contrats daffaires conclus à tous les étages de la hiérarchie sociale des « marchands ».Le troisième mérite de M. Jeannin est davoir le souci des nuances. Il aurait pu se limiter aux principaux brasseurs daffaires du xvi e siècle. Il a voulu, au contraire, envisager le monde des « marchands » dans sa totalité, passer progressivement du commerçant- artisan au banquier créancier des Rois et de lEmpereur. Il nous rappelle fort utilement quà la foire deLyon, les petits marchands étaient sûrement plus nombreux que les grands. A laisser de côté les marchands petits ou moyens, on négligerait une grande partie de la vie économique du temps. Lorsque Paul Meyer, « mercier » de Lubeck, qui nest pas un personnage de premier plan, meurt en 1597, il dispose, malgré tout, de 80 obligations signées de clients dispersés de Reval à Hambourg et de lAllemagne à la Suède. Ce souci des nuances se retrouve encore dans les courtes analyses consacrées par lauteur au capitalisme du xvie siècle et à lattitude des hommes daffaires devant la religion.
Lexpression courante : « essor du capitalisme au xvi e siècle », si elle peut être conservée, doit être précisée et limitée. Le taux élevé de lintérêt dans la plupart des affaires ne témoigne-t-il pas en effet du faible développement des structures capitalistes ? Celles-ci ne peuvent alors être rencontrées que dans des secteurs bien déterminés, et vendre dailleurs insuffisamment étudiés : sociétés industrielles de haute Allemagne, centres textiles dAngleterre, des Pays-Bas ou dItalie, exploitations sucrières esclavagistes, grands domaines ruraux dEurope Orientale où saccroît le servage. Abordant enfin les problèmes religieux, M. Jeannin estime que les auteurs modernes ont accordé trop dimportance à la critique ou à linterdiction des intérêt faites au nom de la religion, et trop négligé la notion de profit. Les condamnations des papes et des théologiens nont pas empêché le trafic des banquiers catholiques. En revanche, si Calvin admit la légitimité du prêt avec intérêt, il y eut chez les calvinistes — comme chez les catholiques — des rigoristes qui sélevèrent contre les profits excessifs. Aussi bien, le monde des affaires sest-il partagé à peu près également entre le Catholicisme et la Réforme. Suivant les lieux et les circonstances, les « marchands » saccommodèrent de lune ou lautre confession. Nous espérons que les quelques remarques qui précèdent auront permis de faire sentir lintérêt de ce livre court, mais vivant et dense. Telle quelle est, létude de M. Jeannin sera extrêmement utile : elle révèle un véritable historien.
Tiré dun article de J. Delumeau. dans Persée